Lançamento – Des nudges dans les politiques publiques : un défi pour la sémiotique

Sous l’égide de la FEDROS, s’est tenu à l’Université de Limoges, du 16 au 18 octobre 2019, le colloque « De la manipulation à l’incitation. Inflexion des comportements et politiques publiques », organisé par le CeReS. Les contributions à ce colloque ont été réunies en un ouvrage, intitulé Des nudges dans les politiques publiques : un défi pour la sémiotique, qui paraîtra en ligne sur le site des Actes Sémiotiques, en janvier 2021.

Au départ, les « nudges » peuvent passer pour un « petit » sujet de circonstance, qui permettrait au mieux de réactualiser la théorie sémiotique de la manipulation. Mais cet objet d’étude s’est révélé d’une toute autre ampleur : que ce soient la diversité des problématiques abordées lors du colloque, la résistance de l’objet d’étude aux approches sémiotiques disponibles, et l’étendue des thématiques sociales et culturelles concernées, tout invite en effet à ouvrir un champ de recherches plus large.

Sous couvert de « coups de pouce » et autres « incitations douces », il s’agit en effet d’une manière très particulière d’obtenir le consentement collectif en matière de politiques publiques majeures : l’environnement, la santé, les transports, l’alimentation, la citoyenneté, la responsabilité sociale, parmi bien d’autres. Cette manière particulière d’obtenir le consentement ne consiste pas à convaincre ou même à persuader, mais à intervenir sur la mise en œuvre des pratiques quotidiennes, afin d’obtenir directement des inflexions ou des changements radicaux de comportements.

Le terme même de « comportement », directement hérité des sciences qui sont à l’origine de la théorie des nudges (la psychologie et l’économie comportementales) masque de fait la difficulté du problème à traiter. Il ne s’agit pas en effet de substituer des actions à d’autres actions, ni même des pratiques à d’autres pratiques, mais de suspendre ou de détourner des habitudes, pour susciter en prolongement d’autres habitudes. Or une habitude, que ce soit sous un éclairage peircien ou un éclairage greimassien, est tout autre chose qu’une action, qu’une transformation narrative ou même qu’une pratique. En outre, pour accéder à la manière dont le choix des acteurs est dirigé par le nudge, il faut d’abord comprendre où se loge le consentement dans une habitude, et sous quelle forme.

Par exemple, pour le nudge qui consiste à inverser l’option par défaut et l’option alternative (cf. le don d’organes après décès, devenu « option par défaut » en France dans les années quatre-vingt), le comportement souhaité, devenu option par défaut, est alors traité comme une habitude reposant sur un consensus implicite (on parle de « consentement présumé », alors qu’elle n’en est pas encore une, et qu’elle ne le deviendra, peut-être, que grâce à la durée du nouveau dispositif. En revanche, l’option alternative, qui était encore naguère une option par défaut et une véritable habitude, est défamiliarisée, réinitialisée, et rendue accessible seulement par une procédure singulière et stigmatisante, hors consensus collectif. Dans ce cas, le consentement ayant à faire avec un consensus, et avec des valeurs partagées dans une collectivité, il est en quelque sorte « logé » dans un sentiment d’appartenance et un mouvement d’adhésion.

Un autre exemple très différent, qui n’est pas présenté dans l’ouvrage, peut être ici avancé.

Pour inciter les usagers d’un lieu public à emprunter un escalier classique plutôt qu’un escalier mécanique, les marches peuvent être décorées comme des touches de piano, et on entend des sons de piano à chaque franchissement de marche. Le corps est mobilisé, par un jeu pluri-sensoriel, qui sollicite la vue (les marches-touches de piano), l’ouïe (les sons du piano) et la sensori-motricité (le mouvement de la marche). Le nudge repose ici sur une double analogie incarnée : jouer du piano-escalier avec ses pieds, c’est un analogon, d’un côté de jouer du piano avec ses mains et d’un autre côté, de monter un escalier en marchant. Rien, dans cette double analogie, n’évoque les raisons ou les valeurs au nom desquelles il vaut mieux monter un escalier en marchant qu’emprunter un escalier mécanique. Le consentement des acteurs repose alors seulement sur une médiation rhétorique qui opère directement sur la mobilisation corporelle : c’est notre corps mobilisé qui consent au comportement proposé par le nudge, parce qu’il consent d’abord à cette analogie entre deux schèmes sensori-moteurs, « avec les mains sur les touches » / « avec les pieds sur les marches ». On remarquera ici, en outre, que l’analogie est en même temps une « publication » : l’expérience sensori-motrice, intime et privée, de l’ascension de l’escalier, est présentée publiquement comme une musique que tous peuvent entendre : la sanction positive du consentement, sous la forme d’une gratification esthétique offerte à tous, est précisément cette mise en spectacle d’une analogie ludique.

Pour rendre compte de cette originale « fabrique du consentement » (cf. Hermann et Chomsky 2018 [1998]), l’approche sémiotique fait appel à trois dimensions principalement : une grammaire, une rhétorique et une politique.

1. Une grammaire

La conception des nudges s’appuie sur deux types de choix, caractéristiques de ce qu’on appelle en général une « grammaire » : d’un côté des choix paradigmatiques entre des solutions alternatives, comme par exemple la « décision par défaut », la « captation de l’attention » ou la « sensibilisation éthique et esthétique ; d’un autre côté, des choix dans la mise en séquence des opérations, dans l’organisation syntagmatique du processus pratique, comme par exemple la présence ou l’absence d’une phase propédeutique de test, ludique ou sérieux, ou la possibilité d’adaptation des formes de consentement en cours de processus.

2. Une rhétorique

La dimension rhétorique prend en charge les éléments de la grammaire pour élaborer des « figures » répertoriées comme spécifiquement dédiée à l’obtention du consentement. La rhétorique des nudges est principalement une rhétorique du sensible et de l’agencement écologique des pratiques : en reconfigurant la situation et les entours de l’action, il s’agit d’infléchir, de détourner et/ou de capter le flux d’attention, en procurant à l’usager des expériences sensibles qui sont des variantes libres du comportement en cours et du comportement attendu ; des variantes libres, c’est-à-dire partiellement indépendantes de ces comportements, peu prévisibles, et spécifiquement chargées en émotions, en sensations, et en valeurs éthiques et esthétiques. En outre, le consentement sollicité par ces voies rhétoriques s’apparente à celui du jeu : un espace de jeu est proposé, où consentir implique d’abord trouver un intérêt à jouer, accepter les règles du jeu, et savoir qu’à tout moment on peut se retirer du jeu.

3. Une politique

La dimension politique prend en charge les éléments de la grammaire, et les figures rhétoriques, pour les situer sur l’horizon d’une certaine conception du consentement politique, c’est-à-dire, en l’occurrence, du consentement collectif. On pourrait même préciser : quel type de collectif politique telle méthode utilisée pour obtenir le consentement contribue-t-elle à construire, à insinuer ou à imposer ? Le caractère des nudges, pratique, processuel, faiblement technique et fortement impliqué dans la vie quotidienne, laisse entrevoir une réponse possible, que confortent les méthodes d’implémentation aujourd’hui en usage : des diagnostics partagés avec les acteurs, la co-invention des dispositifs, leur co-construction, et le contrôle partagé de leurs évaluations et de leurs évolutions. A l’horizon, se profilerait la possibilité (ou le simulacre) d’une société intégrative et participative.

Jacques Fontanille, dir., Des nudges dans les politiques publiques : un défi pour la sémiotique, Actes Sémiotiques n°124, janvier 2021.

Avec les contributions de Fiona Ottaviani, Jean-Marie Klinkenberg, Marion Colas-Blaise, Isabella Pezzini et Paolo Peverini, Juan Alonso et Mehrvi Fazal, Valeria De Luca, Hamid Reza Shairi, Denis Bertrand, Anne Beyaert-Geslin, Ivan Darrault-Harris, Cécile McLaughlin, Anne Krupicka et François Bobrie, Camille Alloing et Julien Pierre, Nedret Öztokat Kiliçeri, Tiziana Migliore, Pierluigi Basso Fossali, Anouar Ben Msila, Oscar Quezada Machiavello, Jacques Fontanille et Julie Lairesse, Angelo Di Caterino, Didier Tsala Effa et Lucile Berthomé.

Fédération Romane de Sémiotique
Romance Federation of Semiotics
Federazione Romanza di Semiotica
Federação Românica de Semiótica