La sémiotique et la pandémie

La crise du coronavirus a aussi produit un effet inattendu, mais remarquable au sein de la communauté sémiotique. Et ce n’est pas anodin. Des sémioticiens réagissant et donnant leur avis en direct sur un événement. Comme des commentateurs ! pour s’émouvoir d’une telle situation, mais surtout pour rendre utile leur discipline en tant que domaine scientifique efficient dans le champ du social.

Evidemment, la sémiotique ne s’en trouva pas dépourvue. Toutefois, si des catégories déjà savamment abordées s’imposèrent comme fondements pour envisager une telle situation, par exemple l’heuristique du risque et de la contagion (Landowski), ou encore l’heuristique de toutes sortes de médiations, énonciatives, techniques, notamment, l’inattendu provint principalement du fait du regard posé, dans un tel contexte, sur les objets, les pratiques et les situations. Car en effet, une des conséquences directes de l’apparition de ce coronavirus est de tout brouiller, à commencer par nos perceptions les plus évidentes.

C’est ce que l’on observe déjà ici et là, à travers diverses propositions éditoriales, par exemple celles retenues pour une publication collective en russe, dirigée par Inna Merkoulova ((Université Académique d’Etat des Sciences Humaines à Moscou), ou encore celles contenues dans la revue italienne E/C, qui consacre un numéro spécial à ce coronavirus.  Il est question par exemple du devenir des institutions (Dentico, Mariani, Pelusi), transformées en de strictes machines à restreindre, quelques fois à autoriser, mais a minima ; en témoignent les multiples attestations de déplacement ainsi que les équipements imposés dans différents pays, ou encore cette annonce surprenante, restée curieusement sans réactions, du Premier ministre de la France, Edouard Philippe : « la liberté redevient la règle ». Il est question aussi de rituels pourtant sanctuarisés depuis toujours, par exemple la bénédiction papale urbi et orbi (Pia Pozzato), réduite à une simple émission de télévision, mais pourtant acceptée telle quelle, le Pape, presque seul, accompagné de quelques prêtres tenus à bonne distance ; l’on a pourtant l’habitude, en pareille circonstance, d’une foule immense, toute l’humanité représentée, autour et en communion directe avec le Pape. Et il en va de notre environnement quotidien (Peverini, Lorusso) : notre maison muée en un lieu obligé alors qu’il s’agit de notre espace de liberté ; nos espaces publics, auxquels nous finissons par ne plus accéder que par des vues archivistiques ou alors strictement médiées, par les drones ou des galeries des photos.

Sur tous ces sujets, comme chez la plupart des commentateurs, la réaction de nombreux sémioticiens fut surtout de l’ordre de l’expectative, exprimée en majorité dans des textes courts et vifs, se focalisant sur un seul point à la fois. Sans perdre en efficience ?

Tout se passe en effet comme si, du fait de cette nécessité à réagir, les sémioticiens, sans l’envisager finalement, découvraient l’intérêt de s’abstraire parfois de la complexité profonde des ensembles signifiants : ne pas s’obliger à la prétention de tout dire sur un sujet ; considérer tout ensemble signifiant comme une complexité partageable, chacun s’occupant alors d’un point unique. Peut-être est-ce un tournant souhaitable ?

En tout cas, le gain sémiotique nous semble ici prioritairement pratique. Non pas que les perspectives adoptées soient nouvelles. Dans une certaine mesure, une telle heuristique opère déjà en tant que réponse opérationnelle dans le champ de la communication et du marketing. Simplement, cette heuristique, souvent trop utilitariste, ne semble jamais éligible d’une validité scientifique que moyennant l’introduction a posteriori d’une surcouche théorique. Le gain nouveau obtenu par l’approche partagée et individuelle, imposée ici aux sémioticiens par l’urgence de réagir, est d’opérer de manière médiane : un sujet est posé, on l’entrevoit, chacun, sous un point à la fois, tout en le maintenant dans sa complexité.

Les liens :

http://www.ec-aiss.it/

https://gaugn.ru/ru-ru/science/semiotics/challenge